L’écume des jours: Le roman “étrange“ de Boris Vian
La structure socioculturelle de l'époque occupe une place importante dans les œuvres de Boris Vian. “L’écume des jours” se présente également comme une œuvre importante de l'écrivain qui s'est produite dans l'après-guerre et l’époque des Temps modernes de Sartre.
Cécilia Bourgault-Pous
Lorsqu’on lit et qu’on écrit sur Boris Vian, et que l’on connait un peu le contexte socioculturel français de l’époque à laquelle l’auteur a écrit cette oeuvre, (l’après-guerre et l’époque des Temps modernes de Sartre) il est tout de suite très difficile d’en faire abstraction, pour ne livrer qu’une analyse littéraire.
D’autant plus que je ne suis pas spécialiste de cet auteur, bien qu’ayant fait des études littéraires, nombreux sont les auteurs qui me sont inconnus.
Je vais pourtant tenter de vous livrer ici une courte analyse de mes « impressions » après avoir relu ce court « roman-conte onirique cauchemardesque » qui fait l’objet de cette étude.
Impression générale : bon, tout va de mal en pis dans cette histoire absurdement fantastique et mathématiquement angoissante ! En effet, l’histoire démarre de façon fort guillerette, je serais presque tentée de trouver Colin quelque peu superficiel et ses préoccupations celles d’un jeune dandy rentier qui ne se soucie que de fêtes, de jolies filles, de cocktails et de bons repas entre amis. Que nenni, sous ce vernis de joliesse et de gaieté, notre Colin parle à une souris grise aux moustaches noires, son cuisinier pêche des anguilles dans le lavabo avant de les cuisiner en pâté en croûte, et le monde dans lequel il vit, respire et s’agite, possède une vie propre, incohérente, absurde mais tout aussi parfaitement réglée qu’une horloge et soumis à ses propres lois physiques et métaphysiques.
L’incongru et l’étrange ne sont pas immédiatement dérangeants, pour peu que l’on accepte que :
« Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait avec précaution dans des endroits où il ne pouvait atteindre directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux, mais se heurtait à des choses très noires et les retirait vite, d’un mouvement nerveux et précis de poulpe doré ».
L’étrangeté du propos amuse d’abord et autorise de sourire à la découverte de ces images fantastiques et irréalistes.
Sauf que…
Sauf que le bizarre, l'absurde et le poétique prennent peu à peu le dessus et s’installent définitivement au fur et à mesure de la lecture…
La ville, les tenues des jeunes gens, l’architecture, la nature et les pièces à vivre prennent vie et corps sous la plume de l’auteur. Et tout ceci se déroule et se fait avec un naturel confondant, mais par dessus tout dans une logique et une mécanique implacable. Il est ici pour moi l’aspect dérangeant et angoissant de ce conte onirique qui vire peu à peu au cauchemar fantastique. Toute la poésie du discours, des personnages et des situations vécues se tord et se distord, sous le rouleau compresseur dévastateur d’événements soumis à une logique froide et inaltérable : bien que décrits de manière tout à fait originale et souvent comique, les faits sont là, ils arrivent et ce n’est pas un conte de gentilles fées…
Ainsi nous tombons dans le conte fantastique de plain-pied, dès lors que la réalité inventée du roman se fragmente sous l’effet d’un élément déclencheur irrémédiable et annonciateur de catastrophes à venir : à la sortie de l’église et de la cérémonie de mariage, Chloé tousse… une première fois.
Dès lors, c’est l’horreur et l’effroi qui s’installent par petites touches sombres, froides et humides dans la lecture, accompagnés de quelques éclats de rires ensoleillés, provoqués par le saugrenu et les jeux de mots et autres contrepèteries telles « Jean-Sol Partre » qui saupoudrent toute l’écriture du récit.
L’auteur nous offre cependant un joyeux et amusant répit de courte durée dans la définitive et lente déchéance de notre ami Colin, quand celui-ci "tombe en amour" et se rapproche de son aimée afin de l’embrasser :
« Il réduisit l’écartement de leurs deux corps par le moyen d’un raccourcissement du biceps droit, transmis du cerveau, le long d’une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement ».
Ici on voit bien à quel point les tournures de phrase et la stylistique propres à l’auteur permettent au lecteur d’apprécier toute la justesse du sentiment exposé et de l’action décrite, tout en apportant une touche de tendresse et d’amusement pour nos personnages auxquels tout semble sourire, à première vue ! L’émoi de la première rencontre et les maladresses des protagonistes ne sont que le prélude d’une catastrophe annoncée : le mariage, la maladie et la mort pour salut, rien de moins.
Parmi les scènes les plus incroyables, les plus tristes et à la fois les plus comiques, il faut retenir celle de l’enterrement de Chloé… « Je pourrai vous conseiller de vous adresser à Dieu, mais j’ai peur que pour une si faible somme, ce ne soit contre-indiqué de le déranger ». La cruauté des religieux y est absolue et le manque de compassion du personnel des pompes funèbres total est revendiqué. Rarement une scène d’enterrement m’a autant fait rire de tristesse et de stupéfaction outrée mélangées… Et pour être sûr de parfaitement nous achever, le monde du travail nous est présenté dans toute sa glorieuse absurdité de rentabilité, destructrice de l’humanité. D’ailleurs le travail intellectuel ou physique n’est pas une activité dont il faut se vanter ou être fière dans ce recueil : les philosophes y sont ridiculisés, il vaut mieux y être cuisinier.
La critique sociale y est donc féroce, mais parfaitement enjouée, et même si l’enchantement du début se termine en féérie glauque et moisie comme l’eau pourrissante et froide qui envahit peu à peu l’appartement de Colin pour en faire un cloaque marécageux dont même la souris s’échappe pour finir dans la gueule d’un matou ; ce conte est une aventure littéraire, à l’imaginaire déroutant mais fascinant, pour peu qu’on accepte ce monde enchanteur qui vire lentement au cauchemar, ainsi qu'il est dit dans l’avant-propos par l’auteur : « l'histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l’autre ».
Lectrice, lecteur vous voilà averti.e !